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Chroniques
Der Rosenkavalier | Le chevalier à la rose
opéra de Richard Strauss
Salzbourg, Hugo von Hofmannsthal, Richard Strauss… De ce nouveau Rosenkavalier le Salzburger Festspiele peut s’enorgueillir comme d’une complète réussite. Il est extrêmement rare que de pouvoir réunir une distribution probante, une fosse de cette qualité avec un chef pour qui cette musique n’a pas de secret, enfin une mise en scène efficace qui ne perd pas l’œuvre dans des surinterprétations et commentaires trop ambitieux, tout en approchant au plus près certains de ses aspects avec une pénétration admirable.
Beau plateau, donc. Avec le Commissaire robuste de Tobias Kehrer, Silvana Dussmann fort impactée en Marianne, l’Annina parfaitement présente de Wiebke Lehmkuhl dont on apprécie particulièrement le riche phrasé, l’irréprochable Majordome de Franz Supper et jusqu’au Chanteur italien, truculent Stefan Pop au timbre idéalement spinto. Deux réserves, toutefois : Sophie Koch compose un Octavian vocalement assez terne, pas toujours projeté, et dont le théâtre s’avère plutôt routinier, sans plus ; à l’inverse Adrian Eröd surjoue son Faninal, sans grand soin de la justesse, tant dramatique que musicale, enflant une émission naturellement étroite jusqu’à en faire oublier les atouts. On retrouve la délicate et agile Mojca Erdmann en Sophie, couleur fraîche et incarnation attachante, quand Krassimira Stoyanova s’impose en Feldmarschallin, par-delà des considérations stylistiques qui semblent devoir encore lui échapper : la voix se déploie aisément, offrant au rôle une plénitude idéale, un chant luxueusement mené (les aigus tendres de la fin du premier acte…), un personnage construit jusqu’en ses ambigüités.
Mais c’est assurément Günther Groissböck qui triomphe de cette soirée (comme en témoigne l’accueil enthousiaste qui lui sera fait aux saluts), avec un Ochs de grande classe, aristo’ noceur et grossier au grave solide et envoûtant, toujours au cœur du propos grâce à un chant qui nuance incessamment sans finasser jamais, un timbre chaleureux et naturellement sonore. Quel charisme !
La vigueur avec laquelle Franz Welser-Möst s’élance dans ce Rosenkavalier est fougueuse comme la jeunesse de Quinquin. Cette effervescence indicible ne ressemble plus à ce que le chef proposait il y a quelques années, quand à Zurich il dirigeait la production de Bechtolf [lire notre critique du DVD]. Rapide, cette fosse est aussi violente, poussée vers la modernité, ce qui approche l’ouvrage de Frau ohne Schatten et Elektra plutôt que vers les sucreries postérieures. Ce bel enthousiasme devra encore savoir se contenir un peu s’il souhaite ne pas risquer quelque déséquilibre : Octavian et Sophie sont plusieurs fois couverts, et les hommes du début de l’acte médian en sont rendus parfaitement inaudibles. Mais quel bonheur que cette prestesse des bavardages de l’Acte I, cette vivacité qui raconte à elle seule plus qu’une direction d’acteurs, mais encore ces soli de violoncelle, de clarinette, de violon, exquisément livrés par les Wiener Philharmoniker ! On regrette une présentation de la rose un rien banale dont le fin alliage timbrique passe assez inaperçu, à l’inverse des délices ironiques ménagés aux flagrants délits (celui de l’amour naissant entre les jeunes gens, au II ; celui de l’embuscade d’Ochs, au III), qui conjuguent le thème du destin de Beethoven au Mahler du Tamburg'sell (1901, dernier des Knaben Wunderhorn Lieder commencés en janvier 1892). Plus encore, les premières mesures de l’acte conclusif saisissent d’une gravité tourmenteuse, déplorée par une fugue fuselée jusqu’au halètement, main dans la main avec l’option du metteur en scène dont l’intention n’est sans doute pas de nous faire rire avec cette farce assez noire, au fond.
En débarrassant le plateau de tout encombrement et en déplaçant le regard vers un album viennois, Harry Kupfer ouvre cette succession de scènes d’intérieur dont il annule brillamment l’habituel confinement. Quelques éléments viennent signifier juste ce qu’il faut dans l’usage qu’on en a (la grande porte des appartements Werdenberg, un miroir, une rampe de balcon classique, etc.), devant un cadre immense où l’on retrouve les grands lieux de Vienne, de l’Heldenplatz à Schönbrunn en passant le grand escalier des Beaux-arts ou les allées du Belvédère, etc. Il ne s’agit évidemment pas de déplacer l’action dans ces endroits, mais bien plutôt de stimuler l’imaginaire dans une distanciation « parfumée », pour ainsi dire, tout à fait dans le goût particulier de Strauss pour la capitale de l’empire austro-hongrois, objet d’indéniable fascination-répulsion exploré par sa musique. Brume crépusculaire du monologue (I), bric et broc du Prater au III (incroyable la baleine à pistons…), dessinent des climats, quand les gris camaïeux historiciste identifient la vieille noblesse et que les murs d’un cabinet Adolf Loos caractérisent la bourgeoisie parvenue. Et la perspective de mariage d’une fille de roturier avec un von d’écho trouver dans un rêve kitsch et doux : c’est dans la Palmenhaus qu’est présentée la rose.
Cette belle esthétique d’un décor simple dont l’utilisation s’avère sophistiquée n’exclut pas le jeu – de la main terriblement tendue de Sophie à son père lorsque le noble satyre la caresse d’un peu trop près, de la confusion d’une invitation à se battre résumée à la grotesque confusion d’un fanfaron qui se blesse lui-même accidentellement, mais encore de l’éternelle excitation sexuelle du baron, lorgnant tout ce qui bouge – Mariandel, Sophie, Marianne, Annina et peut-être même Leopold et Octavian. À travers l’aura scandaleuse et grand-seigneur d’Ochs, Kupfer dresse un portrait plus dérangeant qu’aucun autre de la bonne société viennoise, détestablement sympathique et supérieure, qu’est loin de contredire le dénouement de l’opéra, aussi aigre soit-il. Cette bonne humeur-là n’est guère heureuse quand, après la superbe d’un tacot traversant souverainement la rosée crémeuse du petit matin, un jeune officier vient frapper à la porte de Bibiche, sur une pirouette d’orchestre qui soudain en dit plus long.
BB